Est-ce que la passion pour la course a pied, le trail et l’ultra-trail peut être assez forte au point d’être addict ? Quelles sont les raisons de l’engouement actuel pour le trail et les longues distances ? C’était le sujet d’une conférence intitulée « De la passion à l’addiction – Psychologie des sportifs d’endurance », animée par le Dr Pierre-Eric Baisse, docteur ostéopathe, et le Dr Jean-Paul Chabannes, psychiatre à la Faculté de Médecine de Grenoble. La vidéo est disponible en ligne, j’ai essayé d’en faire un résumé ici car je l’ai trouvée fort intéressante.

Un mot sur la conférence

C’est une conférence qui a été organisée par la Société de Secours en Montagne de Saint-Gervais Val-Montjoie, la ville de Saint-Gervais, ainsi qu’avec l’organisation de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB). Le Dr Jean-Paul Chabannes est un psychiatre, enseignant et ancien rugbyman de haut-niveau : il connait donc parfaitement le sujet de l’addiction au sport. Ses propos sont clairs et faciles à suivre, on ne décroche pas devant sa présentation !

L’addiction, un terme péjoratif

Le Dr Jean-Paul Chabannes commence par rappeler que l’addiction est un terme plutôt péjoratif et que s’il y a addiction au sport, c’est d’abord parce qu’il y a sport, et qui dit sport dit groupe social et organisation sociale. Et c’est ce qui se passe à l’intérieur de cette organisation sociale qui fait que le sujet (le sportif) peut devenir addict. On parle d’addiction parce qu’on a découvert auprès des ultra-traileurs des phénomènes typiques d’addiction (comme ce fut le cas à un moment pour le tabac ou l’alcool). Le Dr Jean-Paul Chabannes préfère donc commencer par analyser les caractéristiques et les raisons de l’engouement pour le trail avant de traiter l’addiction.

Les 2 composantes principales dans le trail

La nécessité de domination de la Nature

C’est une caractéristique que l’on retrouve chez l’être humain en général. l’Homme, tout comme les autres mammifères, a un esprit grégaire qui le pousse à vivre en groupe, c’est une nécessité humaine. Et comme tout groupe grégaire, il y a, à un moment, des affrontements, soit à l’intérieur du groupe, soit face à un évènement. La Nature représente justement un adversaire que l’on se doit de dominer. Si la nature domine, ça fait la Une de la presse : inondations, tempêtes, éruptions, avalanches, etc. L’Homme ne peut se permettre ce statut de victime et s’organise pour maîtriser l’environnement (paravalanches, pompiers, etc.).

Cette volonté de domination de la Nature est flagrante en ultra-trail. Tous les coureurs disent qu’ils viennent pour admirer la Nature, mais juste après le départ d’une course, le traileur a une perception négative de la Nature, il se bat contre les éléments. Par exemple, l’UTMB, c’est être capable de dompter 166km, 9500m de dénivelé positif en moins 48 heures dans des conditions souvent difficiles. Finir l’UTMB, c’est une victoire sur la Nature. Cette nécessité de domination de la Nature est vraie pour les ultra-traileurs, mais aussi pour les autres. La différence est que les autres ne sont pas capables d’un tel effort.

Cette domination de la nature est une caractéristique propre au trail, car en athlétisme ou en course sur route, on se bat contre des concurrents, il y a une rivalité inter-individus. Cette dimension attire des gens vers l’ultra-trail, que l’on n’aurait pas vu dans d’autres sports, car en trail la Nature est adversaire.

La dimension de maîtrise de la Nature est extrêmement importante pour la notion d’échec, car la Nature est alors plus forte que nous, on est dominé par la Nature (un peu comme si on avait été enseveli par une avalanche). L’Homme ne peut rester en situation d’échec, il aura soif de revanche et vaincre la Nature est une source de motivation, pour inverser le rapport de force.

La compétition

La notion de compétition est également très présente dans le trail. La nécessité de combattre les autres est un comportement psychologique plutôt « mâle ». D’ailleurs, le trail et les courses sur routes font partie des rares compétitions où les femmes et les hommes concourent ensemble. Les femmes sont cependant plus solidaires entre elles, si une femme est en difficulté, elle reçoit beaucoup plus d’aide, d’assistance qu’un homme en difficulté. Si un homme abandonne, il n’y a que ses amis pour l’aider, et c’est un concurrent de moins pour les autres. La dynamique paternelle est plutôt une dynamique de protection, alors que la solidarité fait partie intégrante de la dynamique maternelle.

Les raisons sociétales de l’engouement pour le trail

Le Dr Jean-Paul Chabannes évoque 3 raisons principales qui expliquent l’engouement actuel pour le trail.

Le glissement des valeurs sociétales : du travail aux loisirs

Du moyen-âge jusqu’à récemment, le travail était la principale activité et la valeur travail était très forte. Le héros, c’était celui qui arrivait à nourrir sa famille convenablement. Les loisirs pouvaient être vus comme une perte de temps. Avec les acquis sociaux (congés payés, réduction du temps de travail, etc.), les loisirs sont entrés dans la vie de tout le monde, mais le travail restait encore la valeur reine.

Maintenant, les loisirs prennent de plus en plus de place dans notre vie, les loisirs ont dépassé la valeur travail. Il y a eu une véritable inversion des valeurs en seulement 4 générations. Pour les enfants, un papa qui nourrit sa famille n’est plus un héros, par contre celui qui est finisher de l’UTMB l’est. De plus, tout le monde peut pratiquer l’ultra-trail, le papa quarantenaire y compris (au contraire des autres sports où il n’y a que des jeunes) et ça reste une activité relativement abordable. Ceci explique en partie l’engouement actuel pour l’ultra-trail.

Une société de plus en plus individualiste

C’est une autre réalité de nos sociétés, on est de pus en plus individuel dans nos comportements. On est passé du groupe à l’individu. Cette dynamique actuelle de l’individualisme correspond très bien au trail. On court pour nous même, par défi, pour connaître ses limites, par narcissisme (admiration de l’entourage, ça rejoint aussi le statut de héros).

La problématique du confort d’existence

Notre vie familiale est aujourd’hui très confortable par rapport à la vie dans d’autres régions du monde mais surtout par rapport à notre histoire (c’était très différent il y a encore un siècle). l’Homme recherche le confort mais ça reste un handicap :

  • obésité,
  • recherche de sensations que l’existence confortable ne donne pas,
  • endormissement des émotions et des affects (état affectif).

Il y a donc une recherche émotionnelle : amour, bonheur mais aussi tristesse car l’Homme ne peut vivre positivement les choses que s’il a la possibilité d’avoir des émotions négatives : le bonheur n’est pas absolu mais relatif. C’est pourquoi on compare toujours tout (je gagne plus qu’avant, je vais moins bien qu’hier, etc.).

L’Homme a donc un besoin de se surpasser, d’aller au delà de la vie quotidienne. Le trail fournit justement ces émotions…

Du plaisir à l’addiction

La nécessité de se surpasser est pourtant un danger car le dépassement de soi provoque une décharge d’adrénaline, d’endorphines (« hormones du bonheur ») : il y a modification de notre biologie cérébrale. Si nous sommes modérés, le plaisir est un plaisir psychique (j’ai fait ça, c’est bien, je suis content; « ça, c’est fait »), la dynamique intellectuelle nous arrête dans le processus de surenchérissement. Par contre, si l’on est dans une optique « c’est pas mal mais peut mieux faire » (par exemple, améliorer son classement d’une année sur l’autre, entrer dans le top 200, etc.), alors on entre dans un système cognitif de recherche émotionnelle. La logique du « toujours plus » amène à l’addiction.

Tout processus d’addiction commence par un rapport au plaisir, avec la volonté que le plaisir soit un peu supérieur d’une fois sur l’autre. Le cerveau n’analyse plus de manière convenable mais est en état de manque : il y a alors effondrement des capacités de contrôle émotionnel. L’addiction est alors un problème :

  • On va être obnubilé par l’Objectif, ce qui peut amener à un état dépressif en cas de blessure : c’est un état psychologique mais aussi biologique car le cerveau s’est adapté à devoir réussir et se battre en permanence. D’où une gestion délicate pour l’individu en cas d’échec, de blessure ou lors de l’arrêt de l’activité.
  • L’addiction peut être source de problèmes sociaux : si la famille ne suit pas, n’adhère pas.
  • Il y aura peut-être un jour un problème pour la dynamique sociale en général : aller au travail peut paraître bien triste quand on est pris d’une telle addiction.
  • l’Homme dépendant peut se mettre en danger : blessures, dépassement des limites que le corps peut supporter.
  • La passion pousse à l’irresponsabilité : si la passion (phénomène émotionnel) est trop forte, elle empêche la réflexion et rend la frustration difficile à gérer. Lors de l’UTMB 2010, les conditions météos étaient catastrophiques et la course a été arrêtée. Mais ce sont des personnes extérieures à la course qui ont pris cette décision, car elles étaient dans un état de réflexion et non dans l’émotion comme les coureurs. La passion fournit des émotions et si le cognitif est faible, l’émotion prend le dessus. L’émotion commande alors a l’intellect pour l’aider à se réaliser : c’est le début de la perversion.

Une passion durable ?

Est-il alors possible de rester dans la passion et de ne pas devenir addict ? Oui si la passion reste modérée dans l’intensité, si on est encore possible de se raisonner : par exemple dominer l’envie d’aller courir une fois ou deux par semaine (4 fois au lieu de 6) (en plus, repos bénéfique). Il faut éviter d’entrer dans un processus où l’envie dépasse la raison. Le Dr Jean-Paul Chabannes rappelle aussi qu’il ne faut pas avoir peur de parler avec son médecin, son entourage en cas de problème. Et c’est aussi en étant conscient des enjeux que l’on devient responsable 😉

Voilà la vidéo pour ceux qui sont intéressés :


De la passion à l'addiction – Dr Chabannes par UltraTrailMontBlanc

Pour aller plus loin

Pour ceux qui sont intéressés par le sujet, le Dr Jean-Paul Chabannes parle d’une vidéo pendant la conférence. C’est en fait un documentaire de 25 minutes diffusé régulièrement sur montagnetv.com (possibilité de regarder la chaîne en direct gratuitement sur leur site) intitulé « UTMB qu’est ce qui les fait courir? ». On se rend alors compte que les propos du Dr Jean-Paul Chabannes collent parfaitement aux interviews de traileurs.

Alors, vous retrouvez-vous dans ces propos ? un peu ? beaucoup ? pas du tout ?

Update – Je tiens à préciser que j’ai essayé de retranscrire les propos du Dr Jean-Paul Chabannes de manière la plus fidèle possible, ce qui veut dire que je n’adhère pas forcément à tous ses propos 🙂 (cf. les commentaires plus bas…)